Le Billet
22/11/2008 15:17Bon avant tout commentaire sur un texte trop long a lire, je vous implore, vous supplie de lire la suite de ce texte et c'est pour votre bien.
Enfin, pour ceux qui ont le courage de le lire, je pense qu'ils ne seront pas déçus
@+ tipilote
« De bas en haut
II fait mauvais depuis presque un mois. De la pluie, du vent, du froid humide. C’est l’hiver, comme tous les ans. L’hiver s’infiltre dans les âmes et les esprits, au-delà des peaux rougies et des muscles engourdis.
Les petits avions restent figés au fond des hangars, les mécanos ne savent pins que faire sinon passer encore un coup de chiffon, ou promener le tournevis sur des capots sous lesquels il n’y a pins rien à contrôler. L’aviation de plaisance est entre parenthèses. C’est l’hiver. Au coin du taxiway désert, la biroute rouge et blanche pend lourdement, imbibée d’eau du ciel.
A trente kilomètres de là, sur l’aéroport de la région, les avions de ligne ruissellent, entourés de leurs pistards abrités sous leurs cagoules de franciscains de la mécanique. Assis derrière les vitrages embués qui enserrent les cockpits, des gens en chemise blanche à épaulettes trient des papiers, remplissent des colonnes, classent des fiches d’approche, rédigent des cartons de décollage.
Sous les ailes, pas d’ombres. Juste des ruisselets de pluie qui dégoulinent au coin des ailerons et des fentes des becs de bord d’attaque, et qui viennent alimenter les flaques dont l’utilité est de refléter la grisaille. De temps en temps, un jet décolle en soulevant un nuage d’eau pulvérisée, et s’élève vers le plafond dans lequel il s’engouffre et disparaît Le grondement des réacteurs s’estompe d’un coup comme si le ciel l’avait avalé.
Dans l’avion, tout devant, le pilote en fonction travaille la maquette à toutes petites pressions du volant, tout juste des suggestions de guidage. A côté de lui, l’autre pilote gère la radio, il fait sombre dans le poste gris-bleu aux odeurs de plastique et de mécanique, ce minuscule boîtier profilé planté dans l’avant du fuselage qui sert de boîte crânienne à l’oiseau artificiel. A 280 noeuds, la pluie fouette méchamment le museau de l’avion, chaque goutte s’explose sur le métal et la peinture. De temps en temps, l’avion est secoué par la turbulence cachée dans la couche, les ailes tremblent comme des lames de ressort, évacuent les rafales en s’ébrouant Le métal de l’avion plie, reprend sa forme, plie de nouveau, travaille. Chaque secousse s’imprime dans la mémoire de la matière, mais cette matière-là est calculée pour ça. L’équipage n’y pense plus depuis longtemps, le pilote en fonction se concentre sur une belle tenue maquette et une trajectoire pure parfaitement superposée au tracé vert qui traverse l’écran devant lui.
En bas, dans le bar de l’aéro-club, deux membres désoeuvrés essaient de réparer la machine à expresso qui a rendu l’âme la semaine d’avant, épuisée de trop servir de cafés serrés. Ils n’entendent pas le jet qui passe au-dessus d’eux, déjà à six kilomètres de la surface de la planète.
En cabine, les passagers attendent que ça passe, l’oeil torve parcourant le quotidien du matin ou la revue pseudo-glamour un peu écornée placée par la compagnie dans la pochette du siège devant eux, éclairés par la loupiote du plafonnier. Chaque turbulence s’ajoute au débit de cette matinée pas folichonne, saturée d’eau, de froid, de gris.
Le pilote en fonction a décidé de faire la montée à la main, juste pour le plaisir, pour travailler joliment. Debout derrière les pilotes, l’hôtesse est passée au cockpit voir quand elle pourra commencer le service car l’étape est courte, appuyée des deux mains aux dossiers des sièges des pilotes pour amortir les turbulences. Levée avant l’aube, elle n’est pas vraiment habitée de la grandeur de la ligne, ce matin. Les secousses s’accentuent soudain, et la grisaille au-dessus s’éclaircit. Le pilote ressent une drôle de petite impression, dedans, comme un sourire automatique qui éclaire l’âme et réchauffe le ventre. II lève les yeux de l’écran, laisse grimper l’avion qui file comme un oiseau heureux, et attend.
L’avion immergé dans la couche tape encore trois ou quatre fois dans des rafales anarchiques, des bulles d’air agité que les ailes découpent et tranchent, et soudain tout explose, d’un coup.
L’avion jaillit de la couche et débouche en plein ciel bleu, dans un univers pur comme de l’alcool gelé. La lumière envahit le cockpit, comme si le soleil éclatait de rire. L’avion glisse en montant, soudain plongé dans le calme d’un air paisible et comme inerte. L’hôtesse plisse les yeux, éblouie, et se dit qu’elle va rester là encore quelques secondes avant de regagner la cabine et de préparer le chariot et les verseuses du café. Ces secondes sont son cadeau du matin, sa récompense pour s’être arrachée du lit tiède trop tôt, vers le froid humide et la pluie gluante.
Le pilote en fonction laisse le volant glisser sous ses doigts, l’avion bien réglé vole tout seul. II sort ses Oakley de la poche de poitrine, les pose sur son nez, et jette un rapide coup d’oeil circulaire sur l’océan de vapeur blanche qui s’enfonce sous lui, en douceur.
Un coup d’oeil de propriétaire soudain heureux de son sort.
Loin en dessous, la machine à expresso de l’aéro-club éructe et crachote un mélange d’eau et de vapeur, les deux mécanos improvisés cramponnés à l’espoir d’avoir rendu la vie à la machine nickelée dispensatrice de l’élixir noir. En bas, c’est l’hiver.
En haut, c’est le ciel. »
Bernard Chabbert, Aviasport avril 2008
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